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Théorème et Mathème


       Comment questionner à la fois le cinéma et la psychanalyse ? A cette fin, il peut être utile de redécouvrir l’ancienne interrogation portant sur le rapport entre arts plastiques et arts de la parole, rhétorique et peinture. L’Ut pictura poesis et l’Ut rhetorica pictura se sont employées à faire se rejoindre ou à dissocier ces domaines. Lessing s’efforçait notamment dans le Laocoon 1 de délimiter les deux arts, «  Des frontières de la peinture et de la poésie » était son sous-titre. Mais il n’en restait pas là, cherchant à affiner leur distinction par rapport au terme  « d’action ».2 Lacan comparait parfois l’analyste à un rhéteur, parfois aussi à un poète. Est-ce la poésie qui réunira cinéma et psychanalyse, ou bien se rejoindraient-ils sur le terrain de l’actio ?
       Plusieurs questions guideront mon trajet, accordées aussi bien à la psychanalyse d’orientation lacanienne qu’au cinéma de P.P.Pasolini : celle de la mort qui donnerait sens, celle d’une écriture, d’une représentation qui pourrait cerner le réel et la question d’une poétique, d’un au-delà de l’interprétation qui ferait surgir le réel d’un acte qui tient compte de ce que Nomina non sunt consequentia rerum.
La mort donnerait sens      Le « coup du saint-esprit » de la mort
       Le 5 décembre 1956, dans son séminaire, Lacan employait une expression paradoxale, celle « d'opération du Saint-esprit de la mort ».3 Le Saint-esprit évoque l'engendrement, le surgissement. La mort anéantit, nihilise. En quoi le Saint-esprit qui engendre est-il lié à la mort? Parce que dit Lacan, il est l'entrée du signifiant dans le monde. Il y a du signifiant, du « déjà là » dans le réel, du signifiant incompris, in-su. Mais il n'a pas encore surgi. Le rapport du signifiant au signifié s'effectuerait donc par une « opération du saint-esprit », qui, faisant coupure sur les deux parallèles du signifiant et du signifié, permettrait un effet de sens. Joli coup ! Coup du Saint-esprit. Ce joli coup est en réalité le fait de la mort. Et pour mieux nous le faire saisir, Lacan dessine: d'abord les deux parallèles signifiant, signifié, à jamais séparées, puis il ajoute ensuite à son dessin la mort, la mort « en tant qu'elle est le support, la base, l'opération du Saint-esprit par laquelle le signifiant existe». Bien qu'il parle de mort « à la base », Lacan dessine un schéma où il place la mort au-dessus des parallèles, dans une niche, une sorte d'ogive. Celle-ci n'est pas sans me rappeler la construction de peintures de la Renaissance italienne, de retables comme ceux de Bellini, où en haut est figuré le Dieu bon et protecteur, soutenu par la colombe du Saint-esprit qui permet la cohésion de la scène du dessous. Le monde d'en haut garantit et donne sens à celui d'en bas : qui peut être une annonciation, une vierge à l'enfant, un baptême du Christ, un martyre. Lacan rapproche la pulsion de mort, le Todestrieb de Freud « de cette limite du signifié jamais atteinte par l'être vivant, qui se trouve à la limite de la réflexion de l'homme sur la vie, et qui lui permet d'entretenir la mort comme la condition absolue, indépassable de son existence » 4. Plus tard lorsque Lacan fera intervenir sa topologie des nœuds, il ne reprendra pas cette triade, mais nous verrons que cependant le 16 mars 1976, il ne se débarrasse pas de la mort, il retrouve la pulsion de mort, pour retrouver quelque chose qui soit de l'ordre du réel, « Il n’y a de progrès que marqué de la mort (…) La pulsion de mort, c’est le réel en tant qu’il ne peut être pensé que comme impossible, c’est à dire que chaque fois qu’il montre le bout de son nez, il est impensable »5.
       Le montage et l’opération de la mort
       Dans Observations sur le plan-séquence 6, Pasolini souligne que c’est avec le montage que le présent se transforme en passé. Cela n’est pas par choix esthétique mais pour des raisons immanentes à la nature du cinéma. Certes  la réalité a un langage qui lui est propre, «  elle  est  langage affirme-t-il, celui de l’action humaine, mais   tant que je ne serai pas mort, personne ne pourra être certain de vraiment me connaître, de pouvoir donner sens à mon action. »7 Tant que nous sommes en vie, nous manquons de sens. Mourir est nécessaire, « la mort accomplit un fulgurant montage de notre vie. »8 Le montage sur le matériau du film effectue la même opération que celle que la mort accomplit sur la vie.  De même que la mort est «  une lumière rétroactive sur la vie, qui devient une histoire, de même le montage a la propriété de rendre le présent passé, de transformer notre présent, bref, d'accomplir le temps. Le « plan-séquence pur » met en évidence, en la représentant l’insignifiance de la vie en tant que vie. Cette insignifiance est aussi bien la proposition fondamentale «  je suis » ou c’est tout simplement «  être ».9 Pasolini s’interroge : est-ce que le cinéma en est pour autant naturaliste ? « Allons donc ! Faire du cinéma, c’est écrire sur du papier qui brûle. » 10 Dans les années 70 il critique un certain culte exaspéré de la réalité chez les cinéastes «  qui finit par faire de la proposition «  ce qui insignifiant, est » une autre proposition « ce qui est, est insignifiant ». Ce qu’ils croient montrer comme le temps réel n’est qu’une falsification de ce temps. Peut-être faut-il «  retirer complètement au spectateur l’illusion du déroulement des actions dans le temps ? »11
Figurabilité des pulsions      La représentation du cri
       L'année de son séminaire sur Les problèmes cruciaux en psychanalyse, Lacan fait un commentaire d'un tableau d'Edvard Munch, Le cri, qu'il rebaptise Le silence. En mars 1965 c'est au coeur d'un débat, où il ouvre la question de l’écriture et de son rapport au dire, que Lacan intervient sur le silence et le cri à partir de cette peinture. Qu'est-ce que ce cri? Comment l'entendons-nous? Le silence n'est pas le fond du cri dit Lacan. C'est le cri qui le fait surgir. « Le cri fait gouffre où le silence se rue. »12
Le cri, le silence peuvent-ils être représentés ? C’est à la suite d’une interpellation où il lui était demandé si on ne pouvait pas rapprocher la psychanalyse de la mathématique sur le point que «  tout doit être dit », que Lacan en viendra à ce tableau de Munch. Il va poser des marques, des différences. En mathématique, quand tout est dit, tout est écrit, c’est fini, ça n’intéresse plus le mathématicien. La mathématique semble procéder au travers d’une lettre qui fait trou, à une sorte d’évidage du sens. Alors qu’en psychanalyse, l’exploration du dire continue. La psychanalyse traite des êtres sexués et non des nombres, et même s’il y a désir d’écriture, possibilité d’écriture, l’interrogation peut continuer car elle est le questionnement sur le rapport du sujet et de sa demande. «  Il n’y a point une seule exclamation qui ne soit un cri. » C’est là qu’intervient un questionnement sur le silence et le cri .Munch pensait-il « peindre » un cri ? Il ne «  montre » que le silence


« Dans le profond silence du désert »
       C'est sur un cri, un hurlement, que se termine le film de Pasolini Teorema, réalisé en 1968, année où paraît aussi son texte qui sert de scénario. Dans ce film Pasolini nous décline comme un trajet de la pulsion, aux différentes facettes. Celle-ci chemine dans un milieu familial bourgeois, déclenchée par l'arrivée d'un personnage extérieur, un hôte « d’une beauté insolite, d’une condition mystérieuse, dont la présence a quelque chose de scandaleux : d’un scandale encore plein de séduction et lourd d’une bienveillante retenue. » comme l'écrit Pasolini13. G.Deleuze soulignait l’originalité, qui est de procéder à une sorte de démonstration logique de la pulsion, en épuisant l'ensemble des possibles de la figure14. Dans Teorema, l'envoyé du dehors, le jeune homme, est l'instance à partir de laquelle chaque membre de la famille et aussi la domestique, éprouve un évènement, un affect décisif, qui constitue un aspect du problème. La mère est figée dans sa quête érotique, la fille en adoration « de premier paradis », la domestique en proie à une lévitation mystique, le fils les yeux bandés urinant sur sa toile de peintre, le père envoûté, révélé à l'existence, court, nu, dans un désert volcanique. Pasolini n'illustre pas la pulsion. Pour lui le cinéma est la langue de la réalité, ce n'est pas une impression de réalité. « Le cinéma représente la réalité à travers la réalité » écrivait-il dans L'expérience hérétique15. Dans ce film Pasolini utilise aussi la peinture. Le jeune homme y feuillette un livre de reproductions de peintures et la caméra s'arrête un moment sur un Triptyque de la crucifixion de Francis Bacon. Est-ce là le cri, le silence qui est montré par les bouches, les trous, coupures béantes illocalisées des corps surprenants de Bacon. Dans les bouches multiples de ces corps, morceaux de chair hurlante, Bacon montre le silence et pourtant ses tableaux de crucifixion, de mort, hurlent à la vie. Teorema se termine sur les images du père courant nu en hurlant dans le désert silencieux de lave de l’Etna. Là aussi, le silence et le cri. Partout la mort pourrait-on dire, sur toute peinture, dans toute oeuvre, dans chaque cure de patient. Comme dans les Bergers d'Arcadie de Poussin, « la déesse silencieuse de la mort » comme disait Freud, a inscrit sur la pierre tombale « Et in Arcadia ego ».
       2- Comment écrire le vide, cerner le réel?
       «  Voir un film, c’est faire une expérience du réel »16
       Comment écrire le vide, le trou, peindre le cri, le silence, la coupure ? Questions communes à l'art et à la psychanalyse. Comment cerner au mieux le réel? Lacan a posé maintes fois cette question, signalant que nous sommes en quelque sorte «  coupables du réel »17. « Quoi de là peut se dire du savoir qui ex-siste pour nous dans l'inconscient mais qu’un discours seul articule, quoi peut se dire dont le réel nous vienne par ce discours? » disait-il dans Télévision18. Lacan choisit l'écriture des mathèmes comme « ce qui est de nature à se coordonner à cette absence prise au réel »19. Il en arrivera, en 1975, devant une université américaine, s'interrogeant à nouveau sur le silence dans l'analyse, à écrire le silence en place de petit a, semblant, et même semblant de déchet.20 «  C’est en tant que l’analyste est ce semblant de déchet ( a ) qu’il intervient au niveau du sujet S barré, c’est à dire de ce qui est conditionné 1) par ce qu’il énonce 2) par ce qu’il ne dit pas. » 21 Ecrire ce silence, qui est, dès 1965, je le cite « un lieu », « un lien », « une valeur affichée de la pulsion »22, est devenu pour lui nécessaire. Et même je dirai éthiquement nécessaire23. Et cela, pour ne pas tomber dans une survalorisation du trou, une nouvelle métaphysique du vide, dans les dangers que Lacan dénonce quand il parle d'éviter « la transcendance esthétique »24 dont il se méfie.
Le film comme théorème
Comment Pasolini conçoit-il son film Teorema ? Pour lui le cinéma n’est rien d’autre que « la langue écrite de la réalité » Il s’interroge : le cinéma est-il une langue, un langage, une parole ? Il ira jusqu’à contredire R.Barthes : le cinéma n’est pas un art métonymique, c’est la réalité qui est métonymique.25 Qu’est ce qui précède la camera ? Cet instrument qu’il désigne comme la «  dévoréalité », ou «  l’œil-bouche ». Voici comment il compose son film Teorema.Tout d’abord sont mises en place diverses «  Données », (titres des chapitres 1 à 5). Puis «  la fin de l’énoncé » (chap. 6). Viennent ensuite les chapitres qui mettent en scène les diverses réactions au «  sexe sacré de l’hôte des maîtres ». Tous cèdent à la pulsion. C’est un long poème «  Soif de mourir » qui ponctue cette première partie. La deuxième est composée de plusieurs « corollaires », attachés aux mêmes cinq personnes. Et c’est encore un poème « Ah ! mes pieds nus » qui clôt Teorema, le poème qui débouche sur le hurlement sans fin de l’existence. C’est plutôt dans le film Salo que Deleuze voyait un «  pur théorème mort », parce qu’il n’y a plus de dehors, alors qu’il jugeait Teorema comme «  un problème vivant » où « la pensée se trouve emportée par l’extériorité d’une croyance hors de toute intériorité d’un savoir. »26 Le théorème est-il énoncé ? Construit ? Le hurlement sans fin de l’homme dans le désert vient-il clore la démonstration ?
Vers une esthétique de la psychanalyse ?
       Nous avons chez Lacan, dans le champ freudien d'orientation lacanienne, une logique, une éthique, une politique. N'aurions-nous pas une esthétique? François Regnault nous a clairement démontré dans sa Conférence sur l'art selon Lacan 27, qu'il n'y a pas de système lacanien des Beaux-arts. L'art organise le trou, illustre, tente de représenter le vide, cherche à représenter cette chose à jamais perdue et qui ne pourra pas être remplacée par autre chose. Mais la psychanalyse n'a aucune autorité pour parler de l'art. « Le théoricien de l'analyse écrit Regnault, reçoit de l'art comme son message sous une forme inversée »28. S'il y a une théorie lacanienne de la peinture, il n'y a pas affirme-t-il d'esthétique de la psychanalyse. Je le lui accorde. Mais cependant, dans les années 70 et tout particulièrement dans ses derniers séminaires, Lacan nous met, en ce qui concerne la pratique analytique, l'acte analytique, en contact avec quelque chose qui relève de l'art, la poésie.
La langue de poésie du cinéma Je ne suis pas poâte-assez
       Après l'art du vide, du potier qui organise autour du trou, après les arts de l'anamorphose, du crâne, après la lettre, le silence de la lettre, la lettre même comme semblant de déchet, vient une interrogation sur la poésie qui mène Lacan à affirmer : « je ne suis pas poâte-assez » 29. Le chemin qui l’a mené là confirme la thèse de F.Regnault. Dès 1961, dans son écrit sur Merleau-Ponty, Lacan avoue que le philosophe fait honte aux psychanalystes d'avoir délaissé le pas donné à la visée de l'invisible dans la peinture. Il souligne un au-delà de la perception. « L'artiste nous livre l'accès de ce qui ne saurait se voir »30. Encore faudrait-il le nommer écrit-il, tout en rappelant « qu'il n'est qu'un geste connu depuis Saint-Augustin, qui réponde à la nomination, celui de l'index qui montre… » .31 La monstration donc, geste auquel nous semblons condamnés.
       En 1972, dans l'Etourdit Lacan dénonce le danger d'une imagination du trou que la topologie désigne. Lacan se méfie d'une transcendance esthétique pour ce trou qui a une fonction pulsionnelle. D'où son attirance pour le nombre et le non-sense. Aussi, « C'est la conquête de l'analyse que d'en avoir fait mathème, quand la mystique auparavant ne témoignait de son épreuve qu'à en faire l'indicible. » 32 En 1977, il nous pousse vers une pratique analytique qui s'inspirerait de la poésie. Mais attention! Celle-ci est aussi bien effet de sens, qu'effet de trou. Nous devons « faire sonner autre chose que le sens »33 Si le mathème assure pour la théorie le passage d'une situation de sens à une autre, fut-ce celle où se prononce « l'Ab-sens », alors « Comment le poète peut-il réaliser ce tour de force qu'un sens soit ab-sent? ». 34
Eteindre le beau
       Pour en finir, en 1977, Lacan nous exhorte à  « éteindre la notion de beau ». Nous analystes dans la cure, dit-il, « nous n'avons rien à dire de beau (…) Un mot d'esprit, un Witz n'est pas beau »35.Pour Pasolini « la langue du cinéma  est fondamentalement une langue de poésie ».36 Mais là aussi, rien d’une volonté esthéticienne chez lui, ni non plus techniciste, mais plutôt comme le soulignait Deleuze  mystique ou sacrée. Pasolini est « celui qui porte l’image-perception ou la névrose de ses personnages à un niveau de bassesse, de bestialité tout en les réfléchissant dans une pure conscience poétique animée par l’élément mythique ou sacralisant. » 37 C’est pourquoi sa forme cinématographique nous comble tout autant de grâce que d’horreur.
       Nomina non sunt consequentia rerum et Res sunt nomina
       Nous avons ceci en commun, artistes, psychanalystes, philosophes que nous sommes sans cesse confrontés à l'inadéquation des mots aux choses. " Nomina non sunt consequentia rerum», Lacan reprenait ce titre de Dante  et allait jusqu’à dire : «non  seulement les noms ne sont pas la conséquence des choses, mais nous pouvons affirmer expressément le contraire. »38 Pasolini avoue avoir eu l’ambition d’une philosophie du cinéma qui consisterait à renverser le nominalisme : non pas Nomina sunt res, mais Res sunt nomina.39 Lacan est dans la négation, Pasolini dans le renversement, l’inversion. N’oublions pas le titre général qui rassemble tous ses articles : Empirismo eretico.
       Alors que montrer? Que faire sonner? Lacan a porté pendant des années ce qu'il appelle «  l'affaire du sens »40 à la question. Et, redoutant pour la psychanalyse une transcendance esthétique il en vient à se demander: « Y a t il un sens de l'imbécillité? »41.
       Qu'aurait pensé Lacan des productions comme celles de l'artiste Martin Kersels qui ne photographie que des sauts dans le vide ou bien lui-même en train de projeter quelque ami dans les airs ? Le saut dans le vide ou le sot dans le vide? Le saut devient un accouchement au niveau du sol, un grand écrasement de viande de chair au niveau du sol.42 L'imbécillité n'est-elle que l'envers de la transcendance ? sa dénégation? Montre-t-elle encore le sens avec trop d'évidence ou bien s'agit-il aussi de « revaloriser le réel »?43
      

       3- Comment «  revaloriser le réel » ?
       On s'épuise à montrer le réel avec du vide, du semblant, du rien, du silence, de l'absence, mais au bout du compte « on ne sait toujours pas ce qu'est un corps vivant »44. On a toujours pas éclairé « le mystère du corps parlant » du Séminaire XX, autrement dit la nature mentale du corps. D'un côté on a langage et sens, de l'autre réel et hors sens. Or pour Lacan « le réel n'est impropre qu'à être réalisé au sens de to realize, imaginé comme sens ».
       Le corps, toujours
       Comme disait Masson, « il n'y a d'image que de notre corps ». Le corps, aussi, chez les vidéastes, dans ses transformations, déformations, ses blessures, jusqu'aux photographies de corps morts prises à la morgue. On pense à Douglas Gordon, à Bill Viola, à Sarah Kane et à tout le Body-art bien sûr. Des blessures, de la souffrance, du hors-sens, du semblant, du leurre. Qu’est-ce que le corps pour Pasolini dans Teorema ?Il n’est pas aisé de répondre à cette question. Nul doute qu’il faille comme l’écrit Deleuze «  croire au corps », croire à la chair comme disait Artaud.45 Le corps de l’hôte de la famille bourgeoise, voire la simple trace, forme que garde ses vêtements jetés au sol, voilà aussi qui fera surgir «  le sexe sacré » et les pulsions de chacun. Comment le corps du père de la famille prend-il consistance ? Il lui faut une traversée du désert, celle que nous pouvons lire dans le chapitre «  Les hébreux se mirent en route… »46. Il lui faut une expérience de «  l’Unicité du désert », du silence de ce désert qui devient un « désert-Père », presque un « Nom-du-Père »47 pour que le corps vienne à exister, et «  il n’existe qu’en fonction de lui ». C’est sur le sable du désert que se termine le film. Annoncé dans le texte, par le poème «  Ah ! mes pieds nus… » :
      


« Il n’y a en effet, tout autour de moi, rien
De plus que le pur nécessaire :
La terre, le ciel et un corps d’homme. » 48

  Si dans le champ de la psychanalyse actuellement, notre visée est de « revaloriser le réel, » nous avons en commun avec l'art, par exemple avec un cinéaste comme Pasolini, un travail sur les mêmes limites, les mêmes butées en ce qui concerne le réel, sa représentation, la question temporelle du sens. Certes, la «  réalité » de Pasolini, n’est pas le réel de Lacan. Ce qui leur est commun en dehors des problématiques ci-dessus, c’est un acte de foi. Pasolini avoue son amour pour la réalité : « mon amour pour la réalité embrasse toute la réalité de fond en comble, de pied en cap : c’est une déclaration d’amour comme acte de foi, imperturbable et théorique »49 Et c’est ce qui sous-tend son acte de cinéaste. L’acte de l’analyste est aussi un acte de foi pour Lacan.50
       Dans son séminaire Le Sinthome Lacan évoque le faux trou du symbolique et du symptôme. L'ennui est que le réel fasse sens dit-il. Ce réel qui « ment ». Alors, à partir du trou, du vide, du silence, qu'il a été amené à écrire, Lacan nous met pour notre pratique sur la piste de l'art qu'il interroge. Face à ce réel qui fait sens et qui ment, il nous engage à travailler à l'aune de la poésie, tout en sachant qu'elle aussi peut être bourrée de sens.
       L'art n'est pas dans une région abstraite, il est en acte. C'est là un point commun à l'art et à la psychanalyse,au cinéma et à la psychanalyse, quand tous deux cherchent, non plus le sens, cet « Autre-que-le réel » 51, non plus seulement à cerner le réel, à le représenter, à le dire, mais à le faire surgir, au-delà de l'interprétation, comme cet « inconscient impossible à saisir et qui pourtant s'énonce. » 52

Françoise Fonteneau
    
1 Lessing, Laocoon, des frontières de la peinture et de la poésie, éd. française Hermann, Paris 1990.
2 Ibid, chap.XVI.
3 Lacan, Séminaire IVLa relation d’objet, éd.du Seuil Paris 1994, p.48.
4 Ibid, p.48
5 Lacan, Séminaire XXIII Le Sinthome, 16 mars 1976, éd. du Seuil, Paris 2005, p.125.
6 P.P.Pasolini, Observations sur le plan-séquence, in L’expérience Hérétique, éd.Payot, Paris 1976, Empirismo eretico, Garzanti Editore 1972.
7 Ibid, p.92
8 Ibid, p.92
9 Ibid, p.95
10 Ibid p.96
11 Ibid p.97
12 Lacan, séminaire sur les Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, 10et 17 mars 1965, inédit
13 P.P. Pasolini, Théorème, Paris éd.Gallimard Folio, 1988.pp. 22/23
14 G.Deleuze L’Image- Temps, Cinéma 2, éd.de Minuit 1985.
15 P.P. Pasolini, Observations sur le plan séquence in L’expérience hérétique, éd. Payot1976.
16 P.P.Pasolini, La délirante rationalité de la géométrie religieuse in Ecrits sur le cinéma, éd. P.U.L.1987, p.199
17 cf. J.Lacan, Nomina non sunt consequentia rerum,in Ornicar ? n°16, 1978
18 J.Lacan, Télévision, éd. Du Seuil, Paris 1974, p.60.
19 J.Lacan, L’Etourdit 1972, in Autres Ecrits, éd. du Seuil 2001, p.479.
20 J.Lacan, Conférence du 02.12.75 au Massachusetts Institute of Technology, in Scilicet 6/7, éd du Seuil 1976, p.63.
21 Ibid, p.62
22 J.Lacan, 17 mars 1965, séminaire Les Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, non publié.
23 F.Fonteneau, L’Ethique du silence, éd. du Seuil Paris 1999, comme j’ai tenté de la montré dans ce livre.
24 J.Lacan L'Etourdit op.cit. pp. 478-488.
25 P.P.Pasolini Cf.Sur le cinéma, in L’expérience hérétique, op.cit.
26 G. Deleuze Cinéma 2 L’Image-temps éd. De Minuit, 1985,pp.228/229
27 F.Regnault, Conférence sur l’art selon Lacan, in Conférences d’esthétique lacanienne, éd Agalma Seuil 1997.
28 Ibid, p.18.
29 J.Lacan, Vers un signifiant nouveau, séance du 17mai 1977, in Ornicar ? 17/18, p.22.
30 J.Lacan, M.Merleau-Ponty, pp.182/185, in Autres écrits, op.cit.
31 Ibid, p.181.
32 J.Lacan, L’Etourdit , op.cit., p 485.
33 J.Lacan, Vers un signifiant nouveau, op.cit. p.15.
34 Ibid, p.11.
35 Ibid, p.16 séance du 19.04.77
36 P.P. Pasolini, Le cinéma de poésie, in L’expérience hérétique, op.cit.p.20
37 G.Deleuze, Cinéma 1 L’image mouvement, éd. de minuit 1983, p.109.
38 J.Lacan Nomina non sunt…in Ornicar ? n°16 1978.p10
39 P.P.Pasolini, Res sunt nomina, in L’expérience hérétique, op.cit. p112
40 J.Lacan L’Etourdit, op.cit., p.479.
41 Ibid p.480.
42 cf. Art-Press n°238 Sept 98 L’idiotie, ésotérisme fin de siècle de J-Y Jouannais.
43 J-A Miller, cours Le lieu et le lien, 29.11.2000, cf. Mental n°9 juin 2001.
44J.Lacan, Nomina non sunt consequentia rerum op.cit, séance du 08.03.77.
45 G.Deleuze Cinéma 2 L’Image-temps, éd de Minuit 1985, p.225
46 P.P.Pasolini, in Theorème op.cit; p.79sq.
47 A ce point, je renverrais volontiers mon lecteur vers l’excellent article d’E.laurent Le nom-du-Père entre réalisme et Nominalisme, in La cause freudienne n°60 Juin 2005
48 Théorème op.cit.p.177
49 Pasolini in Sur le cinéma in L’expérience hérétique, op ;cit. p.81
50 J.Lacan, Le triomphe de la religion, éd. du Seuil 2005, p.95
51 J.Lacan, Nomina non sunt ...op.cit.
52 J.Lacan, Vers un signifiant nouveau, Ornicar ? 17/18, p.21


Rechtshinweis