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Eteindre le beau 1
Françoise Fonteneau

       Comment questionner à la fois les arts et la psychanalyse ? A cette fin, il peut être utile de redécouvrir l’ancienne interrogation portant sur le rapport entre arts plastiques et arts de la parole, rhétorique et peinture. L’Ut pictura poesis et l’Ut rhetorica pictura se sont employées à faire se rejoindre ou à dissocier ces domaines. Lessing s’efforcait notamment dans le Laocoon 2 de délimiter les deux arts, «  Des frontières de la peinture et de la poésie » était son sous-titre. Mais il n’en restait pas là, cherchant à affiner leur distinction par rapport au terme  « d’action ».3 Lacan comparait parfois parfois l’analyste à un rhéteur, parfois aussi à un poète. Peinture, poésie et psychanalyse se rejoindraient-elles sur le terrain de l’actio ?
       Trois questions guideront mon trajet, trois questions accordées aussi bien à la psychanalyse d’orientation lacanienne qu’à l’art : celle de la mort qui donnerait sens, celle d’une écriture, d’une représentation qui pourrait cerner le réel, celle du hors-sens, d’une poétique, d’un au-delà de l’interprétation qui ferait surgir le réel.


      1- La mort donnerait sens

Le coup du saint-esprit de la mort
       Le 5 décembre 1956, dans son séminaire, Lacan emploie une expression paradoxale, celle « d'opération du Saint-esprit de la mort ».4 Le Saint-esprit évoque l'engendrement, le surgissement. La mort anéantit, nihilise. En quoi le Saint-esprit qui engendre est-il lié à la mort? Parce que dit Lacan, il est l'entrée du signifiant dans le monde. Il y a du signifiant, du « déjà là » dans le réel, du signifiant incompris, in-su. Mais il n'a pas encore surgi. Le rapport du signifiant au signifié s'effectuerait donc par une « opération du saint-esprit », qui, faisant coupure sur les deux parallèles du signifiant et du signifié, permettrait un effet de sens. Joli coup ! Coup du Saint-esprit. Pour mieux nous le faire saisir, Lacan dessine: d'abord les deux parallèles signifiant, signifié, à jamais séparées. Nous savons dans l'analyse que le signifié ne cesse de glisser sous le signifiant de quelque chose. Ce joli coup est le fait de la mort. Lacan ajoute ensuite à son dessin la mort, la mort « en tant qu'elle est le support, la base, l'opération du Saint-esprit par laquelle le signifiant existe». Cette opération est proche de celle du néant chez Heidegger. Mais chez Lacan, elle ne fait pas surgir le signifiant du néant. Ce dernier est toujours déjà là. Bien qu'il parle de mort « à la base », Lacan dessine un schéma où il place la mort dans une niche, une sorte d'ogive. Celle-ci n'est pas sans me rappeler la construction de peintures de la Renaissance italienne, de retables comme ceux de Bellini par exemple, où en haut est figuré le Dieu bon et protecteur, soutenu par la colombe du Saint-esprit qui permet la cohésion de la scène du dessous. Le monde d'en haut garantit et donne sens à celui d'en bas : qui peut être une annonciation, une vierge à l'enfant, un baptême du Christ, un martyre. Lacan rapproche la pulsion de mort, le Todestrieb de Freud « de cette limite du signifié jamais atteinte par l'être vivant, qui se trouve à la limite de la réflexion de l'homme sur la vie, et qui lui permet d'entretenir la mort comme la condition absolue, indépassable de son existence » 5. Dans le séminaire XX, il ne reprend pas les parallèles, mais s'attache à la barre. La barre signifiant/signifié. Comme tout ce qui est de l'écrit, cette barre n'est pas à comprendre. Plus tard lorsque Lacan fera intervenir sa topologie des nœuds, il ne reprendra pas cette triade, mais nous verrons que cependant le 16 mars 1976, il ne se débarrasse pas de la mort, il retrouve la pulsion de mort. Pour retrouver quelque chose qui soit de l'ordre du réel, « Il n’y a de progrès que marqué de la mort (…) La pulsion de mort, c’est le réel en tant qu’il ne peut être pensé que comme impossible, c’est à dire que chaque fois qu’il montre le bout de son nez, il est impensable »6.
       Mais si la mort donne sens, elle n'est pas une donnée. C'est pourquoi Lacan parle d'opération du saint-esprit. « La mort n'est pas un évènement de la vie » comme écrivait L.Wittgenstein 7. Si nous avons affaire à une opération du saint-esprit, reste à savoir si on se laissera duper, berner par ce coup-là... Peut-être cela mènera-t-il Lacan à valoriser l’idée de semblant, sens-blant. Non seulement il est difficile de sortir du semblant, mais il est nécessaire de s'y attacher, de s'y placer, en tant qu'analyste, dans le dispositif du discours analytique.
       En 1957, au moment où Lacan fait ce schéma des parallèles, parle du coup du Saint-esprit, Otto Muehl a commencé les performances, actions, happening- qui deviennent ensuite vidéos- qui vont faire connaître l'actionnisme viennois comme un des mouvements artistiques des plus violents: enchevêtrement de corps nus, roulant dans le sang, les déjections, le déchet, corps sexués en action. Pulsion de vie, de mort en représentation. Certains critiques d'art contemporains n'hésitent pas à soutenir que les serial killers des années 90 ne sont que les héritiers de ce mouvement. Ce qui est aussi ridicule que de soutenir que Sade serait responsable de tous les crimes sadiques commis depuis le 18ème siècle.
       Psychanalyse et art travaillent avec la pulsion de mort, surfent sur des limites. Il n’est qu’à voir les titres choisis pour quelques expositions thématiques récentes : «  Posséder et détruire », «  La peinture comme crime ».


Figurabilité des pulsions
       L'année de son séminaire sur Les problèmes cruciaux en psychanalyse 8, Lacan écrit le commentaire d'un tableau d'Edvard Munch, Le cri, qu'il rebaptise Le silence. En mars 1965 c'est au coeur d'un débat, où il ouvre la question de l’écriture et de son rapport au dire, que Lacan intervient sur le silence et le cri à partir de cette peinture. Qu'est-ce que ce cri? Comment l'entendons-nous? Le silence n'est pas le fond du cri dit Lacan. C'est le cri qui le fait surgir. « Le cri fait gouffre où le silence se rue. »9
       C'est sur un cri, un hurlement, que se termine le film de Pasolini Theorema, réalisé la même année 1965. Pasolini nous décline comme un trajet de la pulsion, différentes facettes d'une même pulsion. Celle-ci chemine dans un milieu familial bourgeois, déclenchée par l'arrivée d'un personnage extérieur, sorte « d'angelot de diverses annonciations » comme l'écrit Pasolini10. G.Deleuze soulignait son originalité, qui est de procéder à une sorte de démonstration logique de la pulsion, en épuisant l'ensemble des possibles de la figure11. Dans Theorema, l'envoyé du dehors, le jeune homme, est l'instance à partir de laquelle chaque membre de la famille et aussi la domestique, éprouve un évènement, un affect décisif, qui constitue un aspect du problème. Theorema est un problème vivant, plus qu'un théorème, dit Deleuze. La mère est figée dans sa quête érotique, la fille en adoration « de premier paradis », la domestique en proie à une lévitation mystique, le fils les yeux bandés urinant sur sa toile de peintre, le père envoûté, révélé à l'existence, court, nu, sur les pentes de l'Etna vers le cratère du volcan. Pasolini n'illustre pas la pulsion. Pour lui le cinéma est la langue de la réalité, ce n'est pas une impression de réalité. « Le cinéma représente la réalité à travers la réalité » écrivait-il dans L'expérience hérétique12. En ce qui concerne le cinéma, Deleuze- reprenant Pasolini - parlait du montage comme d'une « opération de la mort »13 Le montage a la propriété de rendre le présent passé, de transformer notre présent, bref, d'accomplir le temps.
       Dans ce film Pasolini utilise aussi la peinture. Le jeune homme y feuillette un livre de reproductions de peintures et la caméra s'arrête un moment sur le Triptyque de la crucifixion de Francis Bacon. Est-ce là le cri, le silence qui est montré par les bouches, les trous, coupures béantes illocalisées des corps surprenants de Bacon. Dans les bouches multiples de ces corps, morceaux de chair hurlante, Bacon montre le silence et pourtant ses tableaux de crucifixion, de mort, hurlent à la vie.
       Partout la mort pourrait-on dire, sur toute peinture, dans toute oeuvre, dans chaque cure de patient. C'est pourquoi en 93 dans L'éthique du silence14, j'écrivais que l'on pouvait regarder toute peinture comme celle des Bergers d'Arcadie de Poussin. Non seulement le tombeau est présent dans ce pays calme et serein d’Arcadie, mais « la déesse silencieuse de la mort » comme disait Freud, la bergère peut-être, a inscrit cet écrit sur la pierre tombale « Et in Arcadia ego », là aussi, moi la mort, je suis.


       2- Comment écrire le vide, cerner le réel?
       Comment écrire le vide, le trou, peindre le cri, le silence, la coupure ? Questions communes à l'art et à la psychanalyse. Comment cerner au mieux le réel? Lacan a posé maintes fois cette question, signalant que nous sommes en quelque sorte responsables du réel15. « Quoi de là peut se dire du savoir qui ex-siste pour nous dans l'inconscient mais qu’un discours seul articule, quoi peut se dire dont le réel nous vienne par ce discours? » écrivait-il dans Télévision16. Lacan choisit l'écriture des mathèmes comme « ce qui est de nature à se coordonner à cette absence prise au réel »17. Il en arrivera, en 1975, devant une université américaine, s'interrogeant à nouveau sur le silence dans l'analyse, à écrire le silence en place de petit a, semblant, et même semblant de déchet.18
      


       «  C’est en tant que l’analyste est ce semblant de déchet ( a ) qu’il intervient au niveau du sujet S barré, c’est à dire de ce qui est conditionné 1) par ce qu’il énonce 2) par ce qu’il ne dit pas. » 19
       Ecrire ce silence, qui est, dès 1965, je le cite « un lieu », « un lien », « une valeur affichée de la pulsion »20, est devenu pour lui nécessaire. Et même je dirai - comme j'ai essayé de le montrer dans l'Ethique du silence - éthiquement nécessaire. Et cela, pour ne pas tomber dans une survalorisation du trou, une nouvelle métaphysique du vide, dans les dangers que Lacan dénonce quand il parle d'éviter « la transcendance esthétique »21 dont il se méfie.
       Tenir le silence de l'analyste pour un semblant de déchet n'est pas le dévaluer pour autant. La même année 1975, l'artiste Tony Cragg empile des déchets pour faire des sculptures, mais lui ne vise pas le semblant. Lacan pour sa part, se sert du semblant de déchet du silence, pour tenter un sens-blant, celui de l’analyste, gardien du silence, qui offre une place au surgissement du réel pour le patient. Il construit avec ce schéma une démarche pour la pratique analytique.
       Cet objet a de Lacan, G.Wajcman le situe comme une trouvaille du XXème siècle, à la suite des objets freudiens comme le sein, les fécès. C'est un objet moderne, comme ces objets du siècle, qui pour certains le précèdent. « L'objet du siècle » comme objet d'art, effectue une monstration de l'absence. C'est ce que démontre Wajcman, à partir du carré noir sur fond blanc de Malevitch, de Shoah de C.Lanzmann et des sculptures de Jochem Gerz. Ces oeuvres modernes ne renoncent pas au réel, qui n'est pas l'image, mais l'évènement. « On est prié de regarder l'absence » écrit Wajcman22.
      

Vers une esthétique de la psychanalyse ?
       Nous avons chez Lacan, dans le champ freudien d'orientation lacanienne, une logique, une éthique, une politique. N'aurions-nous pas une esthétique? François Regnault nous a clairement démontré dans sa Conférence sur l'art selon Lacan 23, qu'il n'y a pas de système lacanien des Beaux-arts. L'art organise le trou, illustre, tente de représenter le vide, cherche à représenter cette chose à jamais perdue et qui ne pourra pas être remplacée par autre chose. Mais la psychanalyse n'a aucune autorité pour parler de l'art. « Le théoricien de l'analyse écrit Regnault, reçoit de l'art comme son message sous une forme inversée »24. S'il y a une théorie lacanienne de la peinture, il n'y a pas affirme-t-il d'esthétique de la psychanalyse. Je le lui accorde. Mais cependant, dans les années 70 et tout particulièrement dans ses derniers séminaires, Lacan nous met, en ce qui concerne la pratique analytique, l'acte analytique, en contact avec quelque chose qui relève de l'art, de la poésie en particulier.
       Après l'art du vide, du potier qui organise autour du trou, après les arts de l'anamorphose, du crâne, après la lettre, le silence de la lettre, la lettre même comme semblant de déchet, vient une interrogation sur la poésie. Nous, analystes, dirons-nous avec Lacan « je ne suis pas assez poète » 25. Le chemin qui l’a mené là confirme en partie la thèse de F.Regnault. Ponctuons quelque peu ce chemin.
       Dès 1961, dans son écrit sur Merleau-Ponty, Lacan avoue que le philosophe fait honte aux psychanalystes d'avoir délaissé le pas donné à la visée de l'invisible dans la peinture. Il souligne un au-delà de la perception. « L'artiste nous livre l'accès de ce qui ne saurait se voir »26. Encore faudrait-il le nommer écrit-il, tout en rappelant « qu'il n'est qu'un geste connu depuis Saint-Augustin, qui réponde à la nomination, celui de l'index qui montre… » .27 La monstration donc, geste auquel nous semblons condamnés.
       En 1972, dans l'Etourdit Lacan dénonce le danger d'une imagination du trou28 que la topologie enseigne et désigne. Lacan se méfie d'une transcendance esthétique pour ce trou qui a une fonction pulsionnelle. D'où son attirance pour le nombre et le non-sense. Aussi, je le cite « C'est la conquête de l'analyse que d'en avoir fait mathème, quand la mystique auparavant ne témoignait de son épreuve qu'à en faire l'indicible ». J'insiste sur la nécessité éthique d'en arriver à cette écriture de petit a, comme semblant de déchet. En 1976, dans sa Préface à l'édition anglaise du séminaire XI, Lacan avoue son embarras quant à l'art, où- écrit-il- Freud se baignait non sans malheur. En 1977, année où s'ouvre le Centre Pompidou à Paris, il nous pousse vers une pratique analytique qui s'inspirerait de la poésie. Mais attention! Celle-ci est aussi bien effet de sens, qu'effet de trou. Nous devons « faire sonner autre chose que le sens »29 Si le mathème assure pour la théorie le passage s'une situation de sens à une autre, fut-ce celle où se prononce « l'Ab-sens », alors « Comment le poète peut-il réaliser ce tour de force qu'un sens soit ab-sent? ». 30
       Pour en finir, en 1977, Lacan nous exhorte à « éteindre la notion de beau ». Nous analystes dans la cure, dit-il, « nous n'avons rien à dire de beau.(…) Un mot d'esprit, un Witz n'est pas beau »31.
       Nous avons ceci en commun, artistes, psychanalystes, philosophes que nous sommes sans cesse confrontés à l'inadéquation des mots aux choses. " Nomina non sunt consequentia rerum" Alors que montrer? Que faire sonner? Lacan a porté pendant des années ce qu'il appelle «  l'affaire du sens »32 à la question. Et, redoutant pour la psychanalyse une transcendance esthétique il en vient à se demander: « Y-a-t-il un sens de l'imbécillité? » 33.
       Qu'aurait pensé Lacan des productions comme celles de l'artiste Martin Kersels qui ne photographie que des sauts dans le vide ou bien lui-même en train de projeter quelque ami dans les airs ? Le saut dans le vide ou le sot dans le vide? Le saut devient un accouchement au niveau du sol, un grand écrasement de viande de chair au niveau du sol.34 C’est ce que des artistes vidéastes, anticipant le 11 septembre, montraient à la Biennale de Venise de l’été 2001. Et pourtant, Wajcman l’écrivait bien dans un texte du 28 septembre 2001, les petites virgules noires tombantes sur l’image du 11 septembre 2001 sur nos téléviseurs, faisaient celle-ci d’une autre nature. « Il y a des évènements qui changent les images. Là, sur cette télévision, non plus une image manquante, mais une image en trop. » 35
       L'imbécillité n'est-elle que l'envers de la transcendance, sa dénégation? Montre-t-elle encore le sens avec trop d'évidence ou bien s'agit-il aussi de « revaloriser le réel »?36
      

       3- Comment «  revaloriser le réel » ?
       On s'épuise à montrer le réel avec du vide, du semblant, du rien, du silence, de l'absence, mais au bout du compte « on ne sait toujours pas ce qu'est un corps vivant »37. On a toujours pas éclairé « le mystère du corps parlant » du Séminaire XX, autrement dit la nature mentale du corps. D'un côté on a langage et sens, de l'autre réel et hors sens. Or pour Lacan « le réel n'est impropre qu'à être réalisé au sens de to realize, imaginé comme sens ».
       Lacan en 1977 nous laisse sur une piste. Qu'en faisons-nous?


L'art contemporain en question
       Revenir à la tâche, suivre cette piste, ne serait-ce pas justement questionner aussi ce qui nous est contemporain dans l'art? Pour cela il nous faut, comme le remarque Anne Cauquelin 38, partir d'une croyance, d'une certitude: Ya d'lart! Ya d’lart ! croyance de ceux qui délaissent la doxa, la vulgate actuelle et vont voir, là où il se produit, où il est en acte. Sans se perdre comme Narcisse dans un jeu de miroir , peut-être faut-il se laisser aller à la surprise, au hors sens.
    Je prélèverai cinq caractéristiques à l'art contemporain.
       a) Le corps, toujours.
Comme disait Masson, « il n'y a d'image que de notre corps ». Pour Rothko aussi, - ce qui peut nous étonner étant donné le caractère abstrait de sa peinture- le corps est toujours présent. Le corps, aussi, chez les vidéastes, dans ses transformations, déformations, ses blessures, jusqu'aux photographies de corps morts prises à la morgue. On pense à Douglas Gordon, à Bill Viola, à Sarah Kane et à tout le Body-art bien sûr. Des blessures de la souffrance, du hor-sens, du semblant, du leurre.
       b) Le déceptif
Depuis les années 60, on casse, on dénie, « on dé-peint » comme dit A.Cauquelin. On sort, on dissimule, on enveloppe, on renverse. On est dans un art « déceptif », dans une dénégation esthétique. On se saisit par exemple d'objets déjà finis, de films, passés dans un ralenti extrême, bousculant notre première impression temporelle de l'objet, soulignant une impossible immobilité.
       c) Difficile nomination
Nous sommes face à une difficile nomination. Même si on utilise des mots comme performances, installations, actions, l'art contemporain est difficile à nommer, à désigner. C’est pourquoi ceux qui s'attachent à l'interroger en viennent à forger de nouveaux concepts: «  art déceptif », « objet du siècle », « technimages » , pour l'art né des nouvelles technologies et de l’art sur Internet, le Net- Art.
       Où est l’œuvre? où est l'objet? Comment décrire une performance, une installation à quelqu'un qui ne l'a pas vue? Quelle sera la réaction d’un auditeur si je lui lis le texte suivant ?
       «  Plusieurs statues de grandeur naturelle
      
       La première évoquait un homme atteint mortellement par une arme enfoncée dans son cœur. Instinctivement les deux mains se portaient vers la blessure, pendant que les jambes fléchissaient sous le poids du corps rejeté en arrière et prêt à s’effondrer. La statue était noire et semblait au premier coup d’œil, faite d’un seul bloc ; mais le regard peu à peu découvrait une foule de rainures tracées en tous sens et formant généralement de nombreux groupes parallèles. L’œuvre en réalité, se trouvait composée d’innombrables baleines de corsets coupées et fléchies suivant les besoins du modelage. Des clous à tête plate, dont la pointe devait sans doute se recourber intérieurement, soudaient entre elles ces souples lamelles qui se juxtaposaient avec art sans jamais laisser de place au moindre interstice. ( … ) Les pieds de la statue reposaient sur un véhicule très simple, dont la plate-forme basse et les quatre roues étaient fabriquées avec d’autres baleines noires ingénieusement combinées. Deux rails étroits, faits d’une substance crue, rougeâtre et gélatineuse, qui n’était autre que du mou de veau, s’alignaient sur une surface de bois noirci et donnaient par leur modelé sinon par leur couleur, l’illusion exacte d’une portion de voie ferrée ; c’est sur eux que s’adaptaient sans les écraser, les quatre roues immobiles.
       Le plancher carrossable formait la partie supérieure d’un piédestal en bois, complètement noir, dont la face principale montrait une inscription blanche conçue en ces termes : «  La mort de l’Ilote Saridakis. ».
       A côté de l’Ilote un buste de penseur aux sourcils froncés portait une expression d’intense et féconde méditation. Sur le socle on lisait ce nom: Emmanuel Kant . »

       Serait-ce là le récit d'une installation ? Rien de cela. Certains auront peut-être reconnu le style de Raymond Roussel dans les Impressions d'Afrique39. Pourquoi me saisir de cela? Il n'est nullement question pour moi par cette lecture de démontrer que l'inspiration de certains pourrait prendre racine chez cet auteur, ou de montrer que tout a déjà été dit ou fait. Il s'agit plutôt de souligner là une façon d'aborder le réel. R.Roussel s'enfonce dans des récits d'une fiction absolue. La fiction se donne souvent pour but de présenter les semblants d'une certaine réalité. Ici rien de tel, « c'est comme une éviction » écrivait Clément Rosset dans un article de 198040. Eviction de quoi? « Il semble préférer le mot au réel écrit-il, il préfère le jeu au sens, préférence du jeu au mot, du mot pour rire au mot pour dire. C'est comme s'il évacuait le réel comme s'il voulait passer outre le réel. » Rosset pense qu'il ne touche jamais au réel. C'est contestable. N'est-ce pas plutôt un réel, son réel que R.Roussel veut nous montrer?
       Dans l'exposition Traversées du Musée d'art moderne de la ville de Paris 41, certains jouent même avec le semblant du semblant, fabriquent un leurre du leurre avec de la réalité. Dans la salle de Seul-Gi Lee, salle qu’il installe avec d’autres, est placée une construction, style rocher percé de deux trous dont dépassent deux jambes qui s’agitent par moment. Le public, non-dupe, pense à une machinerie. Or, deux couchettes sont installées à l’intérieur du rocher. Après l’artiste, le jour de l’inauguration, s’y installent tour à tour des gens qui se sont proposés. Le thème traité par l’équipe de cette salle étant le bénévolat. Le public, non-dupe pense à un semblant de jambes…
       d) Où sont les auteurs?
Le spectateur est souvent sollicité de façon active. Il n'est plus seulement « responsable de son regard » comme disait Wajcman 42. Il est acteur, il doit intervenir. L'objet à voir est crée dans l'interactivité. Si l'on veut connaître les sculptures métalliques monumentales de Richard Serra, il nous faut circuler, prendre corps dans sa topologie. Le réel de l'art implique notre engagement à son égard. Pour que l’œuvre de P.Huygues existe, au pavillon français de la Biennale de Venise 2001, il nous faut nous saisir d'une télécommande et mettre de la lumière ici ou là, la faire varier en lieu et selon notre temporalité.
       e) Le réseau, le Net-Art
L'interactivité est à son maximum dans le réseau du Net-Art. A.Cauquelin se demande si le réseau est une sorte de réponse à la tentative déceptive de l'art. L'art contemporain pose la question de l'objet. S'est-il volatilisé ? Au profit de quoi? L'exercice de l'art se fait - écrit-elle - contre un objet qui résiste. Il y a une forte opposition, une résistance qui oriente les activités et les définit en orientant aussi le mouvement qui les combat, le déceptif. Alors, hypothèse : l'art du net serait-il une réaction à cela? Qu'y trouve-t-on? Des inventions pour sortir des logiciels classiques qui nous imposent un langage standardisé. On crée des logiciels insolites pour faire varier le sens, traiter la médiatisation de notre perception, pour mettre en évidence la pauvreté, aussi bien que le trop plein, de notre univers visuel43. Les sites artistiques qui s'installent sur le net sont des lieux d'expositions, d'échanges d'informations, lieux de création continue entre plusieurs auteurs. Un objet se dissout, un autre prend-il sa place44? Il y a là une conception topologique - et non topographique - toujours en train de se former et de se déformer. L'art contemporain travaille aux limites, sur des limites, il s'exerce. Avec le réseau il y a un lieu, un lien, composantes que Lacan, souvenez-vous, accordait au silence...
       Comment cet art contemporain faut-il que nous le prenions en compte ? Que tirer de son work in progress du réel, de sa surprise? Se risquer dans les sphères du questionnement de l'esthétique parfois égarée devant le contemporain, n'est-ce pas pour nous dans le champ freudien suivre la piste signalée par Lacan, mais aussi mettre en risque, en danger des concepts sur lesquels nous sommes encore appuyés comme celui de sublimation?
      



Conclusion
       Si dans le champ de la psychanalyse actuellement, notre visée est de « revaloriser le réel, » nous avons en commun avec l'art un travail sur les mêmes limites, les mêmes butées en ce qui concerne le réel, sa représentation, la question temporelle du sens.
       Dans son séminaire sur le Sinthome Lacan évoque le faux trou du symbolique et du symptôme. L'ennui est que le réel fasse sens dit-il. Ce réel qui « ment ». Alors, à partir du trou, du vide, du silence, qu'il a été amené à écrire, Lacan nous met pour notre pratique sur la piste de l'art qu'il interroge. Face à ce réel qui fait sens et qui ment, travaillons à l'aune de la poésie, tout en sachant qu'elle aussi peut être bourrée de sens.
       Rencontrer notre contemporain dans l'art, accepter de se laisser bousculer, surprendre, renverser, inverser, accepter d'être acteur dans l’art même serait suivre les pistes du Lacan de 1977. L'art n'est pas dans une région abstraite, il est en acte. C'est là un point commun à l'art et à la psychanalyse, quand tous deux cherchent, non plus le sens, cet « Autre-que-le réel » 45, non plus seulement à cerner le réel, à le représenter, à le dire, mais à le faire surgir, au-delà de l'interprétation, comme cet « inconscient impossible à saisir et qui pourtant s'énonce. » 46
    
1 Expression de l’auteur, forgée à partir de la séance du 19.04.77 du Séminaire de J.Lacan   Vers un signifiant nouveau, in Ornicar ? 17/18 p.16.
2 Lessing, Laocoon, des frontières de la peinture et de la poésie,éd. française Hermann Paris 1990.
3 Ibid, chap.XVI
4 Lacan, Séminaire IVLa relation d’objet, éd.du Seuil Paris 1994, p.48.
5 Ibid, p.48
6 Lacan, séminaire Le Sinthome, 16 mars 1976, non publié.
7 L.Wittgenstein, Tractatus logico philosophicus, Proposition 6.4311.
8 J.Lacan, Séminaire XII 1964/65, inédit.
9 Lacan, séminaire sur les Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, 10et 17 mars 1965.
10 P.P. Pasolini, Théorème, Paris éd.Gallimard Folio, 1988.
11 G.Deleuze L’Image- Temps, Cinéma 2, éd.de Minuit 1985.
12 P.P. Pasolini, L’expérience hérétique, éd. Payot.
13 Ibid.
14 F.Fonteneau ,L’éthique du silence, éd. du Seuil, coll. L’ordre philosophique, Paris 1999.
15 cf. Le Sinthome
16 J.Lacan, Télévision, éd. Du Seuil, Paris 1974, p.60.
17 J.Lacan, L’Etourdit 1972, in Autres Ecrits, éd. du Seuil 2001, p.479.
18 J.Lacan, Conférence du 02.12.75 au Massachusetts Institute of Technology, in Scilicet 6/7 , éd du Seuil 1976, p.63.
19 Ibid, p.62
20 17 mars 1965, séminaire Les Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, non publié.
21 L'Etourdit op.cit. pp. 478-488.
22 G.Wajcman, L’Objet du siècle, éd.Verdier 1998.
23 F.Regnault, Conférence sur l’art selon Lacan, in Conférences d’esthétique lacanienne, éd Agalma Seuil 1997.
24 Ibid, p.18.
25 J.Lacan, Vers un signifiant nouveau, op. cit.
26 Lacan, M.Merleau-Ponty, pp.182/185,in Autres écrits, op.cit.
27 Ibid, p.181.
28 L’Etourdit , op.cit., p 485.
29 Vers un signifiant nouveau, Ornicar ? 17/18 p.15.
30 Ibid, p.11.
31 Ibid, p.16 (19.04.77)
32 L’Etourdit, op.cit.,p.479.
33 J.Lacan, L’Etourdit, op.cit., p.480.
34 cf. Art-Press n°238 Sept 98 L’idiotie, ésotérisme fin de siècle de J-Y Jouannais.
35 G.Wajcman, L’image d’une ville, in Bulletin n°7 de l’Agence Lacanienne de Presse du 29.09.01.
36 J-A Miller, cours Le lieu et le lien, 29.11.2000, cf Mental n°9 juin 2001.
37 Lacan, Nomina non sunt consequentia rerum 08.03.77, in Ornicar? 16.
38 A.Cauquelin, Petit traité d’art contemporain, éd. du Seuil, Paris 1996.
39 R.Roussel, Les Impressions d’Afrique, ed. JJ Pauvert 1963 pp.12/13.
40 C.Rosset, Images de l’absence, in La nouvelle revue française n°330/331 1980.
41 Traversées, exposition 2001/2002, catalogue, éd.M.AR.C. 2001.
42 G.Wajcman, L’objet du siècle, op.cit.
43 Cf numéro hors série des Cahiers du cinéma nov.2001, Du Net-Art à l’Infra-mince.
44 A.Cauquelin, op.cit.
45 J.Lacan, Nomina non sunt consequentia rerum , in Ornicar? 16.
46 Lacan, Vers un signifiant nouveau, p.21 Ornicar ? 17/18.


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